Chapitre 7

 

La déclaration de Lisbeï, à l’ouverture de la séance, foudroya d’abord l’Assemblée. Puis cris et protestations explosèrent parmi les assistantes alors qu’elle n’avait même pas fini de lire, cris de celles qui voulaient la faire taire, protestations de celles qui voulaient l’entendre jusqu’au bout et, toutes proches, l’indignation vipérine de la Capte de l’Assemblée, Andréa de Lichterey, la fureur incrédule de Selva, la désolation de Mooreï – le chagrin de Tula… On ajourna la séance à l’après-midi, le temps de faire circuler les traductions que Lisbeï avait recopiées en prétendant recopier le carnet. Elle ne vit personne jusqu’à la reprise de la séance – on l’avait enfermée dans une petite salle de la Bibliothèque dès l’ajournement. Elle ne garde aucun souvenir de cette matinée, sinon celui d’un soulagement hébété, comme après un tremblement de terre. Quand on la ramena dans la tente de l’Assemblée, elle ne se demandait plus à quoi elle devait s’attendre.

Selva et les autres avaient compté sur la lenteur des communications : la nouvelle se diffuserait peu à peu, les distances atténueraient les réactions, les délais donneraient à toutes le temps de la réflexion. Mais c’était à cela que servaient les Assemblées : la rencontre réelle, l’interaction immédiate des personnes et des idées dans les pourparlers, sans la trompeuse sécurité de la distance et la dangereuse illusion de l’objectivité. Selva, sûrement, avait tort de ne pas faire davantage confiance aux représentantes des Familles. N’était-il pas dit dans la Parole que le mouvement, le changement, c’était la danse d’Elli ? Il fallait tout dire, tout de suite. On le devait aux frêles reliques des Compagnes, on le devait à Halde, et à son message que tout avait destiné à la seconde mort de l’oubli mais qui était pourtant, comme Garde, ressuscité. Lisbeï s’en sentait responsable. Elle était le nœud qui attachait au fil ancien le fil nouveau. L’histoire de Garde, d’une certaine façon, passait maintenant par elle ; avec Halde, elle était le maillon d’une chaîne qu’elle n’avait pas le droit de rompre, ni même de laisser distendre. Comme l’avait répété Tula au cours de leurs quelques conversations après le conseil restreint, la fin était dans les moyens, c’était l’enseignement de Garde ; trop de prudence, trop de manipulations – trop de méfiance – ne pourraient que dénaturer la vérité finale.

Quelle vérité ? Au soir de la première journée, Lisbeï n’en savait plus rien. La réalité même du carnet s’estompait dans son esprit. Plusieurs fois, en écoutant une intervention habile à expliquer de quelle façon elle avait pu mentir, elle s’était surprise à tourner la bague de Halde autour de son doigt, comme pour s’assurer qu’elle avait bien vu ce qu’elle avait vu, bien lu ce qu’elle avait déchiffré (elle n’avait parlé de l’anneau qu’à Tula, et l’avait gardé, un talisman bien mérité)…

Les insinuations ne manquaient pas. Qui faisait donc ces révélations spectaculaires ? Une adolescente versée dans les langues et l’histoire, tout à fait capable d’avoir fabriqué ce carnet de toutes pièces. La pauvre enfante, encore une Verte à presque quinze années, même si elle siégeait encore à l’Assemblée en tant que Mère désignée de Béthély pour quelques jours ! Peut-être était-ce là une façon pathétique de s’accrocher au statut qu’elle allait perdre bientôt. D’ailleurs (et Gileyn de Névénici s’était tournée avec un sourire de fausse sympathie vers le côté de l’Assemblée où, près de Lisbeï, se tenait Selva impassible et intérieurement fulminante), ces révélations semblaient arriver comme une surprise pour Béthély elle-même. La jeune Lisbeï n’avait mis personne au courant dans sa propre Famille, voilà qui suffisait à jeter de sérieux doutes sur la véracité de ses allégations.

Et Selva ne s’était pas levée pour défendre Lisbeï, Mooreï non plus. Tula lui avait pris la main en cachette et Lisbeï avait pu sentir son angoisse désolée : Tula, comme Selva, comme Mooreï, ne dirait rien. N’était-ce pas pour cela qu’elle leur avait caché son plan ? Tula, comme les autres, pourrait dire sans mentir qu’elle n’avait rien su de l’intention de Lisbeï. Pourquoi donc ce chagrin mêlé de rancœur devant leur silence ?

Les débats – ce n’étaient plus des pourparlers – firent rage pendant deux jours. On se jeta à la face tous les arguments auxquels Lisbeï avait pensé et bien d’autres, pour et contre l’authenticité du carnet, des squelettes, du site, des traductions et, de proche en proche, des documents de Hallera, du procès de Markali, de tout ce qu’on savait de la Ruche de Béthély, de la Chefferie de Béthély et des Grandes Mauterres. « Qu’est-ce que les Grandes Mauterres viennent faire là-dedans ?! » « Le carnet dit que… » et on revenait au carnet et aux traductions et aux intérêts cachés de Béthély et aux ambitions inavouées de Lisbeï et ainsi de suite du matin au soir, presque sans interruption pour les repas – où continuaient les empoignades de la matinée ou de l’après-midi.

Le troisième jour, après l’offrande silencieuse à Elli qui ouvrait toutes les réunions, Antoné demanda la parole et réclama une Décision.

C’était une Décision, près de quatre cent quatre-vingts années plus tôt, qui avait admis la divinité de Garde, qui avait scellé la forme définitive de la Parole en y admettant les Appendices de Hallera. Il était donc juste qu’une nouvelle Décision fût réclamée maintenant. Elle, Antoné, de Maroilles, se proposait comme Arbitre. Elle se retira immédiatement pour commencer sa méditation.

Après son départ, un vaste silence tomba sur l’Assemblée, comme si toutes, soudain rappelées à l’ordre, avaient entrepris elles-mêmes de méditer un moment. La proposition d’Antoné avait d’un seul coup, en les cristallisant, exorcisé toutes les émotions négatives des participantes : bientôt, la Mère de Llétréwyn, suivie de plusieurs autres Mères de Brétanye dont la Progressiste Guiséia d’Angresea, se leva. Tout le reste de l’Assemblée en fit bientôt autant : le principe de la Décision était adopté. On ajourna l’Assemblée au lendemain, pour que des auditantes puissent être désignées ou se déclarer à leur tour.

La Décision n’était pas une procédure que l’on déclenchait à la légère. C’était ce qu’avait rappelé la voix claire et calme d’Antoné : les révélations de Lisbeï transcendaient l’intérêt de sa Famille, transcendaient l’intérêt de toutes les Familles, puisqu’elles s’adressaient en fait à l’âme et à la conscience de chacune. C’était pourquoi Antoné s’était aussitôt retirée dans les collines de Béthély ; c’était pourquoi chacune des auditantes allait se retirer à son tour pour jeûner et méditer dans la solitude en attendant la fin de l’Assemblée. Alors commencerait le processus de la Décision proprement dite. C’était pourquoi Lisbeï passerait le reste de l’Assemblée dans une quasi-réclusion.

Plus tard, elle comprendrait mieux la nature de la Décision et le fardeau qu’avait accepté Antoné (Antoné, entre toutes !) en se proposant comme Arbitre, ou les auditantes qui s’étaient désignées elles-mêmes, ou même celles qui avaient été désignées par les représentantes de leur Famille ou par d’autres qui les connaissaient. Elles venaient de s’engager pour des mois, sans doute des années. Après avoir entendu tous les témoignages des intéressées sur place, l’Arbitre resterait là et la deuxième phase de la Décision commencerait : les auditantes visiteraient chaque Famille pour écouter en silence, une par une, celles qui désireraient leur parler. Quand leur opinion serait faite, chacune des auditantes retournerait en témoigner à l’Arbitre, en lui présentant aussi les témoignages du Pays des Mères. Quand toutes les auditantes seraient revenues et auraient ainsi témoigné, alors l’Arbitre déciderait, responsable devant elle seule, en son âme et conscience, d’un choix qui pourrait modifier la foi, la pensée, la vie de centaines de milliers de personnes.

Seule avec Kélys à la Bibliothèque ou dans sa chambre, Lisbeï n’était pas trop sûre de ce qui l’attendait elle-même. La possibilité d’une Décision ne lui était même pas venue à l’esprit auparavant. Comme toute l’Assemblée (ou presque toutes à l’Assemblée sauf Kélys et Guiséia d’Angresea), elle avait été prise au dépourvu. Elle connaissait l’essentiel du processus : une Arbitre, vingt auditantes, le long huis-clos qui ne se terminait qu’avec l’accord unanime des participantes. Ce qui se passait réellement, cependant…

« C’est différent chaque fois, Lisbéli, lui dit Kélys. Tout dépend de la Décision à prendre et de celles qui sont appelées à la prendre. »

En tout cas Lisbeï serait examinée par les auditantes, comme les autres témoins. C’était pour cela qu’on l’avait isolée avec Kélys pour gardienne : elle devait méditer. Kélys n’aurait pas dû lui parler et, après quelques jours, elle ne lui parla presque plus en effet. Par l’escalier privé de la Mère, Lisbeï allait de sa chambre à la Bibliothèque et n’y rencontrait jamais personne. « Tu dois être seule avec ta propre décision, Lisbéli, avait seulement dit Kélys au début. Je ne suis là que pour te le rappeler. »

Il lui fallait préparer sa défense, alors, lire et relire la Parole, les Appendices, les minutes du procès de Markali…

« Non, Lisbéli. Personne ne t’attaquera. Vous chercherez tous ensembles une vérité qui convienne à toutes. »

Tout cela était trop solennel pour que Lisbeï ne fût pas impressionnée et confortée dans sa résolution d’être digne de ce qui lui arrivait, digne de Halde et de Garde. L’Assemblée durerait son plein mois cette année-là. À mesure que passait cette durée si étrangement isolée du temps normal dans un espace pourtant familier, Lisbeï sentait s’effilocher ses certitudes déjà bien entamées par la première réaction de l’Assemblée. Elle trouva son salut dans la concentration de la taïtche. Elle se perdait, ou se trouvait, dans la transe, consciente de la présence de Kélys à la périphérie de ses sensations, des fluctuations qui couraient dans la présence de Kélys et qui étaient autant de messages qu’elle pouvait s’efforcer de déchiffrer, auxquels il lui était permis d’essayer de répondre, puisqu’ils se passaient de mots.

 

* * *

 

De la Décision, Lisbeï se rappellera surtout des visages : ceux des auditantes qui l’ont interrogée pendant une journée. Les noms de leur Famille, elle les connaît : ils sont dans les comptes rendus, elle n’a qu’à aller consulter les Archives. Mais elle arrive mal à les faire coïncider avec les visages. La Bleue à la grosse voix rauque, presque comique chez cette petite femme diaphane aux traits enfantins : Siffrèn, Gloster, Westershare ? Sûrement Westershare, c’était une Progressiste ; Gloster et Siffrèn étaient plutôt des Traditionalistes dans la ligne de Béthély. C’était tout à l’honneur des Juddites de n’avoir nommé aucune des leurs – ou à leur déshonneur, puisqu’elles reconnaissaient ainsi ne pas se croire capables d’assez de détachement pour participer à la Décision. L’une d’elles s’était pourtant désignée, Doménica, Mémoire de Carésimo, mais qui était née à Lichterey (elle portait un bandeau sur l’œil gauche et parlait très lentement).

Les visages, oui, elle se les rappelle, et l’ambiance paisible, transparente, de toutes ces femmes qui venaient de passer plus d’un mois dans une solitude totale. Elles s’étaient réunies dans les collines boisées au nord de la Ferme du Plateau, dans des tentes éparpillées entre les grands noyers. Les réunions avaient lieu en plein air, sous le large ciel bleu de jullie et tard dans les nuits tièdes, parmi les appels flûtés des grenouilles qui montaient des étangs au pied des collines.

Lisbeï ne s’était jamais trouvée dans des endroits déserts. Même tard dans la nuit quand elle retrouvait Tula, il y avait toujours une lumière encore allumée à quelque fenêtre, une silhouette traversant la cour ; elle voyait les Tours, sentait la pression de leur présence avec tout ce qu’elle supposait de voix humaines et de corps humains amoncelés dans l’espace et le temps. Lorsqu’elle était allée faire les moissons dans les Fermes, il y avait eu la foule des autres travailleuses, les rires, les appels, le va-et-vient des grandes charrettes derrière les machines claquantes tirées par les buffales, et le soir, au retour, la Ferme pleine de monde était un raccourci de Béthély. Et près des pierres bleues… il y avait eu Kélys.

Mais dans ces collines de la Décision, dans ce silence qui n’en était pas un, elle ressentait une sorte d’angoisse et en même temps une exaltation diffuse : un autre côté des choses pouvait se révéler dans cet espace qui ne portait pas les traces de l’Histoire humaine, mais celles, toujours renouvelées, de l’histoire immémoriale que se racontait la nature laissée à elle-même. Plus tard, elle comprendrait sa naïveté : il n’était pas un endroit du Pays des Mères qui ne portât, visible ou invisible, le souvenir des âges antérieurs, une histoire qui s’enfonçait si loin, au-delà même du Déclin… C’en était presque effrayant de penser aux générations qui s’étaient succédé sur cette terre, y dessinant leurs champs, leurs routes, leurs villes, cent fois disparues et cent fois recréées. Les bois n’étaient qu’une phase, un peu plus longue que d’autres peut-être, dans ce cycle de morts et de résurrections.

C’était sans doute pour toutes ces raisons qu’Antoné avait choisi cet endroit. Mais Lisbeï ne pourrait le lui demander : l’Arbitre ne parlerait ni avant, ni pendant, ni après les audiences, pas plus qu’elle n’interviendrait lors des pourparlers. On n’entendrait sa voix que le jour de la Décision proprement dite, quand toutes les auditantes auraient exposé à loisir leur sentiment, lorsque pour l’Arbitre, au confluent des exigences humaines et divines, viendrait en son âme et conscience le moment de choisir au nom de toutes.

Lisbeï avait pensé qu’après avoir été entendue et interrogée par les auditantes, elle serait libérée de sa quasi-réclusion à Béthély. Officiellement, en effet, celle-ci avait cessé. L’Assemblée, les Jeux, le pèlerinage de Garde enfin s’étaient terminées. Les tentes avaient disparu, vachettes et oveines paissaient de nouveau sur les Esplanades. Tout le monde se donnait beaucoup de mal pour parler de choses insignifiantes en présence de Lisbeï, mais elle sentait bien la curiosité muselée qui l’accompagnait, la réprobation, parfois la malveillance, mais plus souvent une rancune vague, comme de dormeuses éveillées à l’improviste, qui essaient de se rendormir. Certaines comprenaient l’entorse faite à la Charte de la Famille, d’autres la désapprouvaient, mais toutes s’entendaient pour penser que c’était Lisbeï la cause première de cette cascade de faits troublants. Ou presque toutes : Méralda se planta un jour devant elle à la Bibliothèque et lui dit très vite, en bégayant un peu, qu’elle avait eu raison de vouloir dire la vérité ; puis elle s’enfuit, laissant Lisbeï interdite. Mais une seule voix pour s’opposer au concert muet de Béthély, c’était bien peu.

Lisbeï avait repris ses tâches d’apprentie Mémoire avec Mooreï, qui s’employait à exhumer les Archives poussiéreuses du temps des Ruches, mais elle se rendait bien compte qu’elle n’avait pas la formation nécessaire pour l’aider vraiment. Il lui était par ailleurs interdit d’aller dans les souterrains, où une équipe de récupératrices s’affairait sous la direction de Kélys. Si elle avait été honnête avec elle-même, elle aurait reconnu qu’elle s’y serait bien ennuyée. Des choses qu’on étiquetait pour les ranger dans des boîtes vitrées, c’était pour Lisbeï du passé mort et qui le restait. Sa curiosité à elle passait davantage par les mots. C’était pour cela que le carnet la fascinait : son lien avec le passé, c’étaient ces phrases écrites par des mains autrefois vivantes. Les objets la touchaient moins, ou alors il fallait pouvoir les utiliser à nouveau, leur redonner vie, comme la bague de Halde.

Lisbeï sentait qu’elle perdait pied, que Béthély s’éloignait d’elle, alors qu’elle-même n’avait pas bougé. Elle avait bien pensé, sans enthousiasme excessif, aller passer ses trois mois obligatoires avec une patrouille, maintenant qu’elle était une Bleue. Mais Selva avait décrété : « Pas tout de suite. » Mooreï avait élaboré davantage : « Veux-tu donner l’impression que tu te punis ? » Ou que nous te punissons, mais Mooreï n’avait pas dit cela ; était-ce ce que pensait Selva ? Mais Selva, entre autres tâches, était fort occupée à devenir enceinte du nouveau Mâle qui avait pris ses quartiers dans la Tour Ouest – elle évitait le plus possible de parler à Lisbeï. Antoné absente essayait d’en venir à une Décision. Et Tula… Le coup d’éclat de Lisbeï avait fait passer au second plan la désignation officielle de Tula comme future Mère de Béthély, comme d’ailleurs le passage de Lisbeï elle-même au nombre des Bleues. Dans l’immédiat, cela signifiait une double tâche pour Tula : les travaux quotidiens dans la Tour et les leçons bien plus nombreuses avec Selva et Mooreï. Elle essayait de voir Lisbeï au moins une fois par jour, mais c’était difficile ; Selva s’arrangeait pour qu’elle eût toujours trop de travail. Elles n’avaient guère de temps pour parler ; ce que Tula était en train d’apprendre, Lisbeï l’avait appris avant elle. Par ailleurs, il ne sortait rien de spectaculaire ni des Archives de Mooreï ni du souterrain de Kélys. Elles avaient fini par se contenter de leur présence mutuelle pour souffler un peu en silence, souvent à la fin de la journée.

Elles allaient tout en haut de la Tour Ouest et elles regardaient se coucher le soleil. Elles attendaient l’instant parfait, si bref, où l’on peut croire sans effort que la nappe en fusion dans le ciel est un lac, une mer intérieure, un golfe, et les masses écarlates ou déjà bleu-violet des nuages, une côte lointaine face à des archipels inconnus baignés d’une eau d’or ou de cuivre liquide, de la lave même mais qui ne brûle pas dans ces contrées aux détails imprécis mais aux contours d’une netteté presque douloureuse. Il suffirait d’avancer, semble-t-il, on escaladerait plateaux et contreforts du ciel, et tout à coup ce serait la beauté, pour toujours.

Et un de ces soirs-là, assise à côté de Lisbeï dans le long silence, Tula dirait : « Tu devrais partir. Aller à Wardenberg. »

 

* * *

 

Avaient-elles parlé d’autre chose avant, parlèrent-elles ensuite ? Il y a un blanc dans la mémoire de Lisbeï. Elle se revoit seulement assise après cela sur le rebord de sa fenêtre, contemplant le puits nocturne de la cour, avec l’idée de sauter qui flotte, paresseuse, dans sa tête. Elle savait bien qu’elle ne le ferait pas, c’était un jeu, une façon théâtrale de se dire son désespoir, mais en même temps, ce serait si facile, si rapide… Et après un long moment, être surprise par un de ces vastes bâillements qui semblent venir du ventre et s’épanouir jusqu’au bout des doigts, laissant tout le corps vibrant d’une lassitude plaisante – et refermer la fenêtre en haussant les épaules, presque amusée, dégoûtée presque, de se sentir aussi simplement vivante, cette évidence absurde de la vie qui rend également absurde toute idée d’y imposer une fin volontaire.

Aller à Wardenberg. Mais ce n’était pas vraiment ce qu’avait dit Tula. Ce que Tula avait dit, c’était Tu devrais partir. Aller n’importe où, Wardenberg était un prétexte comme un autre, l’important n’était pas où elle irait, c’était de partir. De quitter Béthély. Et Tula ne lui avait pas pris la main, leur geste habituel quand elles voulaient se convaincre en partageant de plus près leurs émotions. Et Tula n’en reparlerait pas, et Lisbeï serait seule avec son chagrin et son imagination.

« Tu veux que je m’en aille. » Elle commençait ainsi, cette conversation imaginaire que Lisbeï avait toutes les nuits maintenant avec Tula. Même au début Tula ne répondait pas « Non » et elles ne tombaient pas en pleurant dans les bras lune de l’autre. Pendant l’année où Lisbeï avait enfin admis qu’elle ne serait jamais une Rouge, l’histoire de la-fuite-vers-la-mer-ensemble-dans-la-nuit avait atteint et dépassé son seuil d’efficacité ; elle s’était changée en douleur, presque en humiliation : la naïveté en était si apparente à travers la trame usée… Au début, c’était Tula qui se rebellait contre Selva, qui refusait d’être la Mère, qui organisait leur fuite – après tout, c’était Tula qui voulait voir la mer, qui avait imaginé leur avenir loin de Béthély lorsqu’elles seraient des Bleues. À mesure que le temps avait passé, les pôles s’étaient inversés : c’était Lisbeï, maintenant, qui persuadait Tula de s’enfuir avec elle. Quelquefois, elle allait même jusqu’à imaginer Tula Mère de Béthély, après sa première Célébration, et la faisait traîner pendant des jours, pâle et amaigrie dans la Tour. Et Lisbeï se réveillait une nuit pour la trouver au pied de son lit en train de la contempler, et Tula essayait de s’enfuir mais Lisbeï la retenait, lui faisait avouer son horreur d’être la Mère avec le Mâle et elles s’étreignaient en pleurant et elles s’enfuyaient vers le Sud.

Mais toutes ces histoires si bien ciselées, une petite phrase de Tula avait suffi à les tuer pour toujours. Il fallait en inventer d’autres, c’était terrifiant d’écouter la petite phrase de Tula résonner dans le vide de ce paysage saccagé. Et, avec difficulté, parce qu’il fallait commencer par se dire ce que Tula n’avait pas dit, Lisbeï s’était essayée à imaginer la conversation qui n’avait pas eu lieu – une de plus – avec Tula.

« Tu devrais aller à Wardenberg.

— Tu veux que je m’en aille ?

— Mais non ! »

Longtemps, Lisbeï resta bloquée à cet endroit puis, comme souvent lorsqu’elle se racontait des histoires, la curiosité de l’« autre côté » avait commencé à l’emporter sur son projet inavoué de se faire plaisir. Elle se voyait soudain presque par les yeux de Tula – mais c’était elle qui imaginait Tula : se voir comme une autre, sans être réellement une autre… Que pourrait bien dire Tula pour justifier le départ de Lisbeï ?

« Tu veux que je m’en aille. »

La seule réponse de Tula qui permettait au dialogue de continuer, c’était : « Non, mais il faut que tu t’en ailles. »

Le reste venait alors plus facilement : « Pourquoi ?

— Parce qu’il n’y a rien à Béthély pour toi. »

Il y a toi ! Mais cette réplique-là faisait de nouveau basculer le dialogue dans une voie sans issue, que Lisbeï ne voulait même pas envisager.

« Veux-tu vraiment devenir Mémoire, tenir des inventaires et classer des Archives jusqu’à la fin de tes jours ? Non. Tu as obéi à Selva, qui ne veut pas perdre le temps et l’effort qu’elle a investis en toi, même si tu es une Bleue.

— Mais nous serions ensemble ! Je pourrais mettre ma formation à profit pour t’aider ! »

Et nous serions ensemble.

Incapable de résister à la logique de son dialogue, Lisbeï avait fini par faire dire à Tula : « Est-ce ainsi que nous voulons être ensemble ? »

Lisbeï baissait la tête en silence et Tula lui prenait la main pour dire aussitôt – en évitant l’écueil d’une réponse : « Être Mémoire toute ta vie, penses-y, ce serait mortel pour toi. Tu n’es pas faite pour cela. Ce serait te trahir. Ne préfères-tu pas continuer à apprendre, faire d’autres découvertes comme le souterrain et l’histoire de Garde ?

— Pour ce que ça m’a apporté ! Toute Béthély me regarde comme une Abomination.

— Mais justement, penses-tu que tu pourrais le supporter encore longtemps ? »

Cela et le reste, Lisbeï stérile, Lisbeï qui aurait dû être la Mère… Elles ne le disaient pas mais elles se regardaient un long moment en silence, soulevées par la même vague de compréhension aimante. Pourtant, prise malgré elle au jeu de la contradiction, Lisbeï reprenait : « Pourquoi serait-ce si différent ailleurs ?

— Si tu vas à Wardenberg pour étudier, tu deviendras une récupératrice, ce sera ton travail de faire des découvertes : personne ne te le reprochera plus. Et tu pourras peut-être finir de traduire le carnet, participer aux recherches sur Garde…

— Je pourrais aussi bien le faire ici.

— C’est seulement à Wardenberg que tu peux apprendre bien. Tu pourras revenir ici après pour continuer les fouilles et consulter les Archives…

— Oui, mais… »

Le dialogue imaginaire revenait buter sur ce « mais » que Lisbeï n’arrivait pas à dépasser : elle sentait qu’ensuite ses arguments étaient des prétextes, des supplications déguisées. « … mais que dira Selva, mais est-ce qu’on m’acceptera vraiment à Wardenberg, mais je ne veux pas partir, je ne veux pas te quitter, je veux rester à Béthély !

— Mais tu ne peux pas rester », disait alors la voix qui n’était plus vraiment celle de Tula ni celle de Lisbeï et qui semblait avoir acquis, au fil du dialogue, une sorte d’autonomie. « Selva ne dira rien, ou seulement pour la forme. Elle n’a jamais accepté de bon cœur de te voir avec Tula, et maintenant que Garde vous a rapprochées, elle se dit que c’est une mauvaise idée de t’avoir à Béthély, surtout comme Mémoire : tu pourrais avoir plus d’influence qu’elle sur Tula, une mauvaise influence. Et on t’acceptera très bien à Wardenberg. Tu as reçu une formation de Mère et de Mémoire, tu es une Béthély – l’aînée des Traditionalistes les plus influentes de Litale, à Wardenberg ! Et tu as bel et bien découvert le carnet.

— Être une récupératrice ne sera pas si terrible. Kélys en est une. De toute façon, cela ne durera que le temps de rembourser tes études à Wardenberg, trois ou quatre années. Pense à tout ce que tu verras, à tout ce que tu apprendras ; tous les voyages… »

Mais à ce point de la tirade, la voix redevenait celle de Tula. Tula qui avait tant rêvé de voyager avant que Béthély se refermât sur elle, ce n’était pas juste ! Et Lisbeï se retrouvait avec son « oui mais » qui l’étouffait de terreur impuissante. Quitter Béthély ! C’était comme s’arracher sa propre peau, ce n’était pas possible, Tula ne pouvait pas lui demander une chose pareille !

Elle ne le lui demandait pas mais il le fallait, Tula le savait, Lisbeï le savait et finalement elles pleuraient dans les bras l’une de l’autre (Lisbeï pleurait, seule dans son lit, serrée dans ses propres bras), elles se faisaient des déclarations passionnées et même quelquefois elles faisaient l’amour, « une dernière fois », désespérément. Mais Lisbeï ne fut bientôt plus capable de simuler ainsi la présence de Tula, les mains de Tula sur elle, il y avait trop longtemps qu’elles n’avaient pas été ensemble ainsi, c’était trop triste, même lorsque Lisbeï trouvait le plaisir, surtout lorsqu’elle le trouvait, des larmes jaillissaient, périlleuses : la Tula fictive devenait trop difficile à reconstituer après. Non, elles s’endormaient ensemble, épuisées de larmes partagées et, à l’aube, sans réveiller Tula – qui faisait semblant de dormir – Lisbeï rangeait ses affaires, allait seller sa chevale et partait sur la route de l’ouest, solitaire dans le froid du petit matin.

Le mois d’oste passa ainsi. Après les moissons, après la fête des Fermes, après les dernières cueillettes, non, après les confitures et les conserves… Lisbeï traînait de sursis en sursis. Et puis, à la mi-novème, les récupératrices et Kélys déclarèrent qu’elles allaient retourner à Wardenberg. Un rapport et un inventaire avaient été remis à Mooreï. Que pouvait-on bien apprendre de ce genre de données ?

Si Wardenberg vous apprenait vraiment à en tirer quelque chose, cela valait presque la peine d’y aller voir…

Et Lisbeï s’entendit soudain ajouter : « Je crois que je vais partir avec elles.

— Tu verras la mer », dit Tula après un petit silence, et elle prit la main de Lisbeï. Elles ne se dirent rien d’autre.

Lisbeï ne partit pas à chevale au petit matin, mais en carriole, en début d’après-midi. Et trois semaines plus tard, de carriole en chevale et en bac, elle vit enfin la mer. Ce n’était pas cet étincellement bleu dont parlait Kélys, les vagues frisées d’écume sur lesquelles on voguait dans la lumière vers les terres du Sud. L’automne était déjà bien avancée et, comme souvent dans le Nord-Ouest en toute saison, Elli pleuvait. Pas un beau grand orage, juste une petite pluie fine, insidieuse. Lisbeï se rappellera toujours cet interminable voyage sur la mer plate et grise qui sépare la Brétanye de la Baltike et de Wardenberg. À peine une mer, guère plus de cinquante mètres de profondeur, moins par endroits ; par temps calme, on peut voir les terres englouties, avec leurs ruines. L’angoisse avait monté pendant ces deux jours sans vent, le bateau avançait si lentement dans le halètement de la vapeur, cette immensité vide tout autour, l’horizontalité morne et plombée de l’eau, le couvercle étouffant du ciel à peine plus clair… Impossible d’imaginer l’autre côté de la mer, c’était trop vaste, trop lisse, informe à force d’uniformité. Impossible d’imaginer l’avenir, et l’esprit de Lisbeï volait vers le passé, vers d’autres eaux, les pluies de printane à Béthély. On voit alors que la grande cour n’est pas plane mais concave et parcourue par une douzaine de larges dépressions en étoile qui amènent les eaux depuis le pied des Tours jusqu’au centre de la place, où elles disparaissent dans un puits, sous une grande grille, et de là dans les réseaux invisibles qui les dirigent vers la Douve. Une fois, avec d’autres dotta, Tula et Lisbeï avaient obstrué la grille, pour voir. La flaque grise, crépitante de bulles parce qu’Elli pleuvait fort, s’était étalée au centre de la cour, gagnant lentement sur le cercle des fillettes trempées, recouvrant une dalle, puis une autre, au ras des pieds nus qui reculaient. Et Lisbeï avait soudain pensé aux marées des mers qu’elle n’avait jamais vues, engloutissant avec la même silencieuse patience des côtes et des îles et des continents que personne ne verrait plus jamais. En un éclair elle avait imaginé l’eau montant pour recouvrir Béthély elle-même, et le jeu proposé par Tula avait cessé d’être amusant ; des Bleues commençaient à ouvrir les fenêtres pour voir ce qui se passait dans la cour et Lisbeï s’était élancée pour dégager la grille. Au centre, l’eau lui arrivait déjà au mollet. Tula et les autres étaient venues l’aider et ensuite elles avaient été de corvée de nettoyage pour le reste de la semaine… Et tout à coup le souvenir de Béthély, si loin au sud, si loin, submergea Lisbeï, et elle se cacha dans un coin du bateau pour pleurer.

Chroniques du Pays des Mères
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